Month of Photography, Sendai 2021
entretien entre
le professor Norio Akasaka
&
la photographe NATSOMI
-Partie 1-
« Votre projet n’est pas très clair pour moi, et je me demande si je peux répondre à votre attente, car je suis loin de Tohoku. »
Avant l’entrevue, Mr. Norio Akasaka a écrit dans un e-mail à Natsumi Yamada : « Cet entretien sera-t-il réalisable ? »
En même temps que l’inquiétude, la question « Pourquoi suis-je attirée par la photographie ? » ainsi que «Pourquoi utiliser la photographie comme moyen d’expression ? » se pose dans l’esprit de la photographe. Ce qui est certain, cependant, c’est qu’il y a une part de soi qui a involontairement ouvert la voie alors qu’elle était socialement poussée à ses limites : « Quand j’ai fait deux fausses couches rapprochées, quand j’ai perdu mon logement lors du grand tremblement de terre de l’est du Japon, quand je n’ai pas pu obtenir l’aide et la compréhension que j’aurais voulu avoir de mon mari pour s’occuper de notre enfant, quand je me suis sentie désavantagée d’être une femme, et quand je me sentais reléguée parmi les « faibles » . »
Ce qui tourbillonne à l’intérieur de la photographe NATSOUMI est une force abstraite qui ne peut être exprimée par des mots. C’est ce pouvoir là. Tenir un appareil photo de format moyen dans ses mains et se laisser mener à la photographie. C’est un travail délicat, proche de l’alchimie, car selon la photographe, il y a d’une part notre être intérieur , et de l’autre ce qui se trouve à l’extérieur de nous, qui existe sans nous et perdure après les prises de vues. Il faut alors aller à la recherche d’un point d’équilibre en tant qu’être humain et photographe.
Au lieu de cela, j’ai cru- et je crois toujours- en une intentionnalité autre. C’est ce que j’aimerais proposer dans cette lecture: considérer la photographie comme un lien avec le monde, dans lequel l’empreinte du photographe, donc son histoire personnelle, son rapport au vivant, est certes très forte, mais doit s’orienter, par un travail subtil, comme une alchimie, vers l’identification d’un point d’équilibre entre intériorité -mon intérieur en tant que personne- photographe - et ce qui est à l’extérieur, qui vit hors de nous, qui existe et continuera d’exister sans nous même lorsque nous aurons cessé de photographier. C’est ce que j’ai toujours cherché. C’est aussi, à mon avis, ce qui peut définir le professionnalisme ou du moins qualifier la figure d’un photographe d’aujourd’hui. C’est ce qui m’intéresse, de travailler à parler avec vous dans cette direction, à la recherche de cet équilibre étrange et mystérieux entre notre vie intérieure et le monde extérieur.
(Extrait du chapitre 1 Oubliez-vous , de « Lezioni di Fotografia » par Luigi Ghirri )
Qu’est-ce que le cercle de la période Jomon ?
NATSOUMI:
Merci de me rencontrer, et merci pour votre coopération .» J’ai le plaisir aujourd’hui de discuter avec le professeur Akasaka au sujet de l’exposition « Figures de Tohoku », qui s’est tenu au Miyagi Museum of Art en octobre 1998. Le professeur Akasaka a contribué au catalogue de cette exposition. J’ai été très impressionnée quand j’ai relu « Cercles et Prières- Sur la frontière entre la vie et la mort.» Il y avait beaucoup de passages qui coïncidaient avec mon exposition photographique « Tokoyo ». Exactement ce que j’exprime dans ma série de photos. La vision du monde que je souhaitais montrer sur Tohoku était alors exprimée de manière franche.
Aujourd’hui, nous sommes sur le site « Jomon no Mori » dans la ville de Sendai. Il s’y trouve une installation qui préserve les vestiges de Uenodai, où le peuple Jomon a vécu et construit il y a environ 4000 ans. Ce site se trouve sur un plateau naturel. Nos ancêtres du peuple Jomon ont assemblé des cercles de pierres(*1) où ils ont prié pour diverses occasions. Dans la préfecture d’Akita se trouvent aussi des cercles de pierres, à Oyu. Ceux-ci servaient également de lieu de prière pour le peuple Jomon. Leur forme est exactement en cercle. Afin de mettre en valeur l’aspect mythologique dans ma photographie, j’ai organisé mon exposition en cercle, évoquant ainsi délibérément les lieux de prière circulaires anciens. Il n’y avait ni début, ni fin (donc pas d’entrée ni de sortie), et le parcours était conçu de manière à pouvoir être apprécié de tous les points de vue.
*1: Pierres naturelles disposées en cercle. Aussi connues sous le nom de « cercle de pierres ».
Prof.AKASAKA:
Ravi de vous rencontrer, et merci de m’accorder de votre temps aujourd’hui. Je suis très curieux de savoir la raison pour laquelle, Mme Yamada, vous vous intéressez aux cercles. Le cercle n’a certainement ni début, ni fin, mais il s’agit surtout de la circonférence, et il y a toujours un centre. En d’autres termes, c’est autant un espace de pouvoir en son centre qu’à sa périphérie. C’est peut-être pourquoi il y a une telle contradiction dans les cercles.
N:
Je suis née et j’ai grandi à Yamagata, et ce qui émerge dans mes souvenirs quand j’étais jeune, ce sont les paysages enneigés. Le soleil se levant sur un monde blanc immaculé avait l’air d’un trou dans le ciel pour mes jeunes yeux. Un trou brillant au-dessus du ciel, mais qui semblait s’étendre à la fois au-dessous et sur les côtés. Au-delà, je croyais fermement que c’était un autre monde où il n’y avait besoin ni de corps, ni de mots. J’imaginais un espace différent du monde de Dieu et du monde après la mort. Étant née et élevée dans une famille vivant ensemble depuis trois générations au Tohoku, je pense que j’étais familiarisée avec la notion d’un monde où la vie et la mort sont étroitement liées quotidiennement.
-Les Jomon faisaient des travaux de génie civil -
Pr. A.:
Je vois. En ce qui concerne les cercles de pierres, il y a une théorie selon laquelle ils ont été assemblés ainsi dès le début, et il existe une autre théorie disant qu’on les a arrangé ainsi au fur et à mesure. Mais on voit clairement qu’un cercle a été façonné. Les cercles de pierres d’Oyu ont été conçus en pensant au Nord au Sud, à l’Est et à l’Ouest. Sur le site de Komakino à Aomori se trouve également un cercle de pierres et, à l’époque Edo, la figure qui y était installée était vénérée sous le nom de Dosojin (2). Plus tard, ce cercle de pierres a été découvert et déterré, mais le peuple Jomon faisait clairement des travaux de génie civil. Ils ont choisi leur lieu sacré avec le volcan Hachimantai(3) en arrière-plan et le Mont Iwaki (4) au centre, et travaillé la pente pour y faire un plateau.
J’y suis allé. Oyu et Komakino ont toujours les meilleurs points de vue. En d’autres termes, nos ancêtres étaient conscients de l’espace circulaire et réalisaient également des travaux de génie civil pour créer un plateau. En tenant compte du mouvement du soleil, les cercles de pierres d’Oyu comportent un cadran solaire. Le cercle n’a ni début, ni fin, mais l’entrée est désignée par une partie creuse. On y trouve aussi des pierres brûlées, ce qui fait croire qu’on y faisait des fêtes avec du feu. Ce que je voudrais souligner, c’est qu’il s’agit d’une formation qui ne serait pas née si elle n’avait pas bénéficié d’un tel point de vue et si elle n’avait pas été créée dans l’intention de former un cercle.
*2: Dieu situé en bordure de routes, aux frontières des villages, des cols de montagnes et aux croisements, qui empêche les fléaux étrangers et les mauvais esprits d’envahir le territoire. Signifie aussi “l’entrée du monde “.
*3: Hachimantai: Volcan qui chevauche les préfectures d’Iwate et d’Akita. C’est un plateau à une altitude de 1614 mètres.
*4: Volcan situé près de la ville d’Hirosaki et d’Ajigasawa dans le district de Nishitsugaru, préfecture d’Aomori.
-Les gens de Jomon ont « ressenti » la mort tout près d’eux.-
N : On trouve un grand nombre de bâtons de pierre (5) à Aizu, préfecture de Fukushima, représentant Dosojin. Placé au hazard au bord d’une rizière ou bien marquant la limite entre un village et une montagne, c’est un sanctuaire. Est-il possible qu’on ait détourné les bâtons de pierre de la période Jomon ?
*5: Un des outils en pierre de la période Jomon. Ces outils semblaient être des outils spéciaux liés à la magie et aux rituels, censés représenter un personnage.
Prof.A. :
C’est possible. Quand j’ai vu le cercle de pierres d’Oyu pour la première fois, je me suis intéressé aux cercles de Jomon. Au début, j’ai pensé : « Qu’est-ce que c’est que ce cercle ? » Et alors, il y avait un cimetière au centre. En d’autres termes, on peut déduire que la mort n’était pas une chose considérée comme répugnante dans la vision du monde des Jomon. La composition selon laquelle il y a une place au centre du village où les ancêtres reposent, change radicalement à l’époque Yayoi. A Kanagawa, sur un site de ruines d’un ancien village de la période Yayoi, il y a une fosse à la périphérie, à environ 50 mètres du centre, où étaient enterrés les défunts. Lorsque j’y étais, là devant mes yeux, je voyais bien que dans le monde des Yayoi, on mettait de la distance avec la mort. Il semble qu’elle était écartée comme une chose répugnante. La différence entre Jomon et Yayoi est très importante.Pendant la période Jomon, le corps d’un fœtus mort était déposé dans une urne et enterré avec des pierres à l’entrée de l’habitacle. La signification symbolique du cercle est qu’il inclu la mort. Le décès d’un fœtus implique de l’enterrer à l’entrée de l’habitation, qui a une forme circulaire. On ne cherche pas à l’éloigner comme une chose impure. « Est-ce que le peuple Jomon n’avait pas cette notion de se sentir proche de la mort, mentalement ? » Ce que je cherchais, c’était une partie de l’histoire sur les cercles de Tohoku. Se trouvait-elle là ? Plus tard, j’appris qu’il existait une coutume dans cette région selon laquelle les corps des enfants mort-nés et des fœtus avortés étaient enterrés à l’entrée de l’habitation. Mais archéologiquement, cette coutume date de la période Jomon. Le cercle a maintenant disparu, mais je pense que l’origine des coutumes et le rapport avec la mort n’ont pas changé.
N : En effet. J’avais déjà entendu parler de cela dans le Tohoku. De la « faïence funéraire enterrée », qui aurait contenu des nourrissons ou des fœtus, a également été découverte ici sur la place Jomon. J’ai parlerai en détails plus tard, mais quand j’ai entendu, d’une grand-mère d’Aizu, qu’on avait cette coutume-là, cela m’a profondément touchée.
Prof.A :
Dans le processus de recherches sur les vestiges de cercles, j’ai été inspiré par l’histoire de « Nametoko no Kuma » (Les ours du Mont Nametoko) de Kenji Miyasawa(*6). Un chasseur, qui a tué un ours pour gagner sa vie, est finalement tué lui-même par des ours et laissé dans un endroit semblable à un autel. Les ours ont pour idée d’encercler son corps sans vie, comme dans un « fuifu » islamique, en lui offrant un service funéraire . Par exemple, tout comme le Bon Odori (danse traditionnelle composée d’une série répétitive de mouvements vers le 15 août , jour des défunts) est une danse effectuée en cercle, il semble bien que le cercle fasse partie des divertissements et rituels. J’aimerais mettre en lumière la forme du cercle dans cette perspective, et je suis toujours inspiré par « Les Ours du Mont Nametoko » de K. Miyazawa.
*6. Un conte écrit par Kenji Miyasawa, de la préfecture d’Iwate. Nametoko Yama était considérée comme une montagne fictive créée par l’auteur, jusqu’à ce qu’il fut découvert plus tard qu’il s’agissait d’une véritable montagne dans la préfecture d’Iwate.
N : La dernière scène du conte est vraiment impressionnante, parce que le bourreau et la victime se retrouvent sur un pied d’égalité.
Prof.A.
Et à la fin, ce sont les humains, et non les ours, qui sont enterrés. D’un autre côté, j’ai parfois l’impression que la forme circulaire n’a étonnamment rien d’évident. La puissance, la composition de son centre et de sa périphérie sont aussi des formes abstraites.
Je pense que la forme circulaire, dont vous dites qu’elle n’a « ni début, ni fin », est similaire à la ronde d’Ikki. Le nom est écrit de manière à ce qu’il se dirige vers toutes les directions autour d’un point afin qu’il n’y ait ni début, ni fin. Il y a donc la constance du cercle. Dans une composition comprenant un centre et une périphérie, j’ai l’impression qu’un cercle, dans lequel des gens dominent ou répriment violemment d’autres, émerge simultanément. A Sannuki , une plage où s’amoncellent des coquillages dans la ville de Soma, préfecture de Fukushima, des ossements humains mesurant environ 1,5m ont été placés en cercle et enterrés ainsi. À côté de trouve aussi un squelette de chien enterré. Ce cercle est constant, aucune personne n’est mise en avant. J’ai vu exactement la même chose sur une île du sud, dont je tairai le nom pour protéger le site. Des crânes et des fémurs humains y ont été disposés en forme circulaire. Cependant, il y a une entrée dans la colonnade d’Hokuriku. Il doit y avoir une coïncidence entre la puissance et la violence centrale, la force périphérique du cercle, et sa continuité, sans début ni fin. Comme mentionné dans l’histoire des « Ours de Nametoko Yama », le centre qui dominait le cercle supprime violemment la périphérie. Je pense qu’il y a aussi un tel symbolisme.
Kasarenpanjyo(傘連判状) d’Ikoma dans le département de Nara: image ci-dessous)
-Points communs entre les sites archéologiques français et japonais-
N: Lorsque j’ai visité la France avec ma famille en 2019, je suis tombée sur une brochure à propos des ruines de la grotte que des hommes de Cro-Magnon utilisaient pour prier, près du château où j’ai séjourné. J’ai donc visité le site à l’aide du guide, et j’y ai ressenti les traces de prières très ferventes.
Prof.A.: Est-ce la grotte de Lascaux?
N: Non, il s’agit là d’un site datant de la période du Magdalénien (*7) dans la Vienne, à environ 100 km de Lascaux. Situées au confluent des rivières Anglin et Galtam, se trouvent les ruines du Roc-aux-sorciers. C’est un site archéologique vieux d’environ 15000 ans et situé sur la falaise de la rive droite de la rivière L’Anglin. Alors que Lascaux est une cave de peintures rupestres, celui-ci est un abri sous-roche . Des bisons, des chèvres, des antilopes et des félins y sont dessinés en tirant parti des irrégularités de la roche et se caractérisent par leur finalité en une sculpture en trois dimensions. C’est un site archéologique en deux parties constituées de la grotte Taillebourg en amont et de l’abri sous-roche Bourbois en aval. Vous pouvez y voir une bande de sculptures en trois dimensions d’environ 50 mètres. Actuellement, des répliques grandeur nature sont ouvertes au public.
*7: La dernière période culturelle du paléolithique supérieur en Europe ancienne. Aussi connue sous le nom de culture du Magdalénien. Sites archéologiques principalement en France et en Espagne, où des peintures rupestres telles que Lascaux et Altamira sont très connues.
Prof. A: Cela correspond au début de la période Jomon. Quel genre d’endroit était-ce exactement ?
N:
La traduction littérale du terme Rocco Solcie équivaut à « rocher où se rassemblent les sorcier(e)s ». Ce site a été découvert en 1927(2e année de la période Showa). Même avant l’arrivée du christianisme, ce devait être un lieu d’expérimentations spirituelles. Il semble qu’il y ait eu une chapelle chrétienne érigée au moyen-âge. On peut voir que la vocation de la chapelle a été détournée pour être utilisée comme lieu sacré pour des cultes primitifs. Les parois de la grotte ont été dessinées à plusieurs reprises au même endroit tous les 1000 ans. Une combinaison de la moitié supérieure d’une femme et d’un animal est le tout premier dessin réalisé à cet endroit. Il y avait aussi une Vénus potelée, ainsi que les trois déesses de la mythologie grecque, avec leurs trois corps entrelacés. J’étais surprise de constater que la France et le Japon ont ceci en commun d’avoir un lien très étroit entre la vie et le sexe. En particulier à travers une représentation du corps arrondi de Vénus, figure féminine, qui transmet une forte puissance de vie.
Aussi, dans le processus de ma propre grossesse jusqu’à l’accouchement, je sentais mon corps s’arrondir pour devenir mère. Le ventre, la poitrine, les aréoles, tout! Ironiquement, je ne pouvais pas voir la vie qui se développait sous ma peau. J’avais fait deux fausses couches, mais j’étais désormais enceinte, pour « de bon ». Tout ce qu’il me restait à faire, c’était juste ressentir la vie à l’intérieur de moi, et puis prier. Ce n’est pas différent du peuple Jomon.